Tous me répètent sans cesse que je suis telle cette sombre nuit d'hiver qui m'a vu naître, impénétrable et froide. Je suis née lors d'un mois de Kaillos excessivement rigoureux, ou le vent était si glacé que les cheveux/poils/plumes/crocs/etc des passants devenaient de glace à chaque fois qu'ils s'aventuraient au dehors.

Les naissances sont rares chez nous, ainsi ma venue fût-elle une excellente nouvelle. Après tout, les Dragosh n'avaient jamais eu plus d'un héritier garçon depuis la création de la famille, mais j'étais l'exception à cette tradition involontaire. J'étais donc le deuxième enfant, une fille, qu'ils décidèrent de protéger comme leur bien le plus précieux.

Je grandis dans la majestueuse ville d'Urla, sous l'enseignement de mon soldat de père -membre de la Brigade Noire pour être exact-, de ma politicienne de mère -ministre et conseillère du président- ainsi que dans l'ombre de mon génie de frère. Svenn Dragosh, l'enfant prodige, le plus jeune membre du gouvernement, l'Ambassadeur de Krasalvie! Oui, mon frère était inéluctablement fait pour aller loin, très loin, peut-être plus encore que nous ne l'imaginions.... Mais moi, j'étais juste la petite fille du Haut-Mage Safir Dragosh, celle qui s'était découverte sortcelière de façon très précoce et qui à l'âge de dix ans s'expatriait déjà au Lancovit pour devenir la Première Sortcelière de son influent grand-père. Moi, la vampyr effrayante pour les étrangers, et "l'enfant" pour les miens. Moi, rare vampyr à posséder un Familier, qui par extension se révélait autant voir plus inquiétant que moi. Moi, déjà prête à révolutionner AutreMonde si seulement on m'en laissait l'occasion....

Sans cesse, ils me répètent que l'immortalité est longue, que j'aurais bien le temps de tout faire plus tard. Mais reporter au lendemain ce que je me sais capable d'accomplir maintenant est une sottise. Je suis intelligente, cultivée, je suis presque aussi éloquente que mon frère et surtout, j'ai des idées. Tellement d'idées. Quand cesseront-ils enfin de me considérer comme la petite dernière? Quand ouvriront-ils enfin leurs yeux sur mon potentiel? Qu'importe leurs avis, s'ils n'acceptent pas bientôt, je partirais moi-même sur les traces de mon destin. Je deviendrais l'alliée des loups-garous. Je ferais de grandes découvertes. Je prouverais que je suis plus habile encore que mon frère. Je révolutionnerais tout ce qui est connu.

Je suis Rubissandre Dragosh. D'aucun me considèrent comme folle, effrayante, illogique, trop ambitieuse ou idéaliste. Mais mon ambition me mènera loin, je le sais. Plus que vous ne l'imaginez.

25 Faicho 5552.

  La vie au Lancovit est bien différente de celle que j'avais à Urla. Là-bas, silence, propos savants, durs entraînements au combat et à la magie formaient mon quotidien. Mais ce château vivant recèle d'infinies merveilles, des trésors encore enfouis que j'ai hâte de découvrir. La populace est si diverse, si composée d'individus issus de toutes les civilisations.... Sirènes, Tatris, loups-garous, humains, vampyrs.... Tous cohabitent dans un océan de couleurs et de sensations qui me renversent. Une telle communion me semble être un modèle parfait, et idéal. Si seulement Urla était aussi ouverte aux inconnus! Que dis-je, Urla est bel et bien la capitale du savoir et de la sagesse, et tous seraient bienvenus, je suppose, si seulement ils désiraient s'y rendre.... S'ils comprenaient que nous ne sommes pas ces monstres qu'ils imaginent, ces vampires devenus fous par la soif de sang. Malheureusement, eux-seuls marquent leurs esprits. Mais la subtilité, la noblesse et le génie de nos autres gens leur passe à côté.

Voilà deux mois que je côtoie cet univers oh combien nouveau. Y vivre, ce n'est pas comme le visiter pour prendre des nouvelles de mon grand-père. C'est cent fois mieux. Je me sens tellement... vivante. Mais en même temps si seule. Malgré mes supplications, je suis devenue la Première Sortcelière de mon grand-père -ou devrais-je dire, de Maître Dragosh- mais il aurait été tellement plus sain que mon enseignement magique soit confié à un inconnu, et surtout à un être d'une autre race. J'en suis persuadée, la seule façon que les regards méfiants et craintifs qui font place sur mon passage disparaissent est de briser cette image qu'ils ont de nous. Mais comment faire? Même mon grand-père, vampyr honorable, puissant et influent Haut-Mage est considéré avec méfiance. Quoi qu'il advienne, nous gardons cette injuste réputation lancée par les BSH.

Ainsi suis-je laissée de côté par les enfants sortceliers. Et les adultes aussi. Et les autres races. Je suis "la petite fille de Safir Dragosh". Ils me craignent. Me fuient. Refusent de se confronter à moi lors des entrainements exceptés s'ils ont une chance de m'écraser -soit jamais. Stell'en m'a confié les avoir entendus parler de moi. Je serais "hautaine", "dangereuse", "étrange".  Comme si je ne les entendais pas, ces fous effrayés par une intelligence et un pouvoir qui les dépasse.
Très bien alors. Tant pis pour eux. Le temps de gagner l'influence et les connaissances nécessaires afin d'obtenir un poste diplomatique et d'être officiellement reconnue, je supporterais cette situation. Je vais travailler plus dur, m'améliorer plus rapidement, impressionner comme personne les Hauts-Mages. Alors j'userais de ma grande influence pour changer les mentalités et les forcer à nous accepter.

« Je suis désolé, mais la quasi totalité des membres du gouvernement ont été renvoyés. » répéta une énième fois le petit bureaucrate vampyr qui regrettait déjà son poste. Depuis que cette annonce avait été faire dans le Jourstal, les curieux défilaient inlassablement devant lui, avec les même questions ennuyeuses. Et maintenant, pour couronner le tout, il se retrouvait face à Rubissandre Dragosh. « Oh, vraiment? Il est vrai que je ne l'avait toujours pas compris, avec tous les cristallistes qui ne cessent d'en parler! » rétorqua-t-elle avec un regard méprisant, d'une voix ou transperçait toute l'ironie du monde. Le vampyr frémit. La ressemblance de cette jeune sortcelière avec Safir Dragosh était encore plus grande qu'il ne l'aurait cru. Encore quelques années et il prendrait vraiment au sérieux son ton impérieux et ses airs cruels. Mais elle n'était encore qu'une enfant, et lui avait des ordres à respecter -ordres venant de bien plus haut qu'une simple Mage aussi prometteuse soit-elle. « Je veux savoir ce qu'il est advenu de ma mère. Et avant que vous ne me prouviez que vous êtes un incapable en me posant la question, il s'agit de Rose Dragosh, la ministre des affaires étrangères. Ou est-elle? Pourquoi a-t-elle été renvoyée? » questionna Ruby avec toute l'autorité qu'elle ne possédait pas, mais qu'elle pouvait aisément faire semblant d'avoir grâce à sa totale assurance, son expression sérieuse et son regard réfrigérant. Elle possédait tous les ingrédients pour obtenir des réponses.

« Je ne suis pas autorisé à vous fournir ces informations. » Tous les ingrédients, sauf l'âge. Et malheureusement, c'était le principal atout chez les vampyrs, même chez celui-ci qui se révélait plus futé et moins influençable qu'il ne l'avait paru aux premiers abords. Le visage impassible de Ruby se crispa, et ses yeux brillèrent d'une lueur intense... et ne présageant rien de bon. « Et moi je ne suis pas autorisée à user de mes pouvoirs sur vous, or je ne vais plus hésiter longtemps avant de céder à la tentation si vous ne me répondez pas! » Déjà une lumière indigo entourait ses mains, preuve de son impatience grandissante. Le vampyr eut un geste de recul -voyant déjà sa vie de vampyr défiler devant ses yeux- mais avant que la scène ne dégénère, tous deux furent interrompus par une voix grave et tonitruante qui résonna dans le froid corridor :

« Rubissandre! Quel est ce comportement?! » La lumière disparue aussi soudainement qu'elle était arrivée, et Ruby se redressa dans l'instant, la colère dans ses pupilles se transformant en grand respect pour l'homme qui venait d'apparaître. L'autre vampyr poussa un soupir de soulagement intérieur. Sauvé!
« Père... Veuillez m'excuser pour mon impertinence. Que le sang vous nourrisse. » répondit-elle d'une voix emplie de déférence. « Et que l'ombre nous envahisse. Ma fille, quelle surprise de te trouver ici, je ne t'ai pourtant pas encore appelé. » Ruby fronça ses fins sourcils. Elle n'avait pas besoin d'être conviée pour visiter sa patrie ou sa famille, surtout lorsqu'elle apprenait une nouvelle aussi choquante et ce sans que personne ne l'y ait préparée. « Pas encore? J'ai pris la première porte de transfert dès que l'information est parvenue à Travia. Qu'est-ce qu'il se passe réellement ici? Je ne peux pas croire que ce renvoi de masse n'ait pas une grave raison d'être. Comment va maman? »

Le visage de Marcus Dragosh s'assombrit profondément. « Viens avec moi. » Père et fille s'engagèrent en silence le long du sombre corridor dans un de ces silence tendus et incertains qui ne tinnent qu'à un fil, sur le point d'être brisé par une Rubissandre inquiète et extrêmement impatiente. Mais par respect pour son père -qu'elle découvrait plus fatigué et pâle que jamais- elle retenait difficilement ses questions. Bientôt, ils s'engouffrèrent dans les appartements de Marcus Dragosh, et Ruby chancela face à la vision qui l'attendait.
Debout dans la pièce, toute sa famille était réunie. Dans un coin, son grand-père qui semblait tenter de consoler son épouse secouée de sanglots. Les larmes de sa grand-mère glacèrent Ruby, mais pas autant que la présence du troisième individu. Face à elle le portrait craché de son père avec quelques années en moins la fixait de ses insondables yeux grenat.

« Svenn? » Ruby n'en revenait pas. Son frère aurait du être à l'autre bout du monde, plongé dans une très délicate affaire diplomatique. Or, il était présent à cette réunion familiale qui prenait un tour plus qu'inquiétant.... Elle avait peur de comprendre que sa mère en était la cause. « Petite sœur... » L'élégant Vampyr avait une expression que sa sœur ne lui avait jamais connu. Douleur, culpabilité, dureté.... Un maelstrom d'émotions comme il en dévoilait peu. Ruby pinça ses lèvres, agacée de se sentir lésée. Ils savaient tous une information qu'elle ignorait encore.

« Quelqu'un va-t-il enfin m'expliquer ce qu'il se passe? » Safir, son regard exceptionnellement empli de tristesse et d'un quelque chose qui ressemblait bien à de la compassion répondit à la place de son fils et son petit-fils silencieux -et de sa femme incapable de parler. « Rose, ainsi que la majorité de ses collègues, on été démasqués. Ce sont des buveurs de sang humain, Ruby. »

Aucun Destructus n'aurait pu avoir un effet plus dévastateur sur Ruby. Le masque glacial de la vampyr se brisa en un instant, se décomposant pour laisser place à une Ruby terriblement blessée par cette révélation soudaine.

« Ce que grand-père oublie de te dire Ru', c'est que mère est maintenant emprisonnée au plus profond des geôles de la Brigade Noire, et ce sous les ordres de notre président, assisté par notre cher père... » éclata Svenn d'une voix amère et dure, emplie de reproches; avant d'être coupé par un Marcus plus coupant encore. « Il suffit Svenn!! J'ai fait ce qu'il fallait. Les BSH sont incontrôlables, vous le savez tous les deux. C'est pour votre bien. »

Le regard sanglant de Svenn aurait sans doute troublé Ruby, si elle avait été capable d'autre chose que de se répéter inlassablement les mots de son grand-père. BSH. BSH. Sa mère était une BSH... Non!! Impossible, cette femme tendre, aimante et brillante, cette mère qui lui avait ouvert les yeux sur l'immensité du monde et de ses possibilités, cette femme de bien ne pouvait pas être une buveuse de sang. C'était illogique. C'était illogique et pour l'instant, trop dur à accepter.

« Menteurs. Menteurs!!! » s'exclama-t-elle, le visage déformé par la rage, avant de se transformer brusquement en une énorme louve noire aux babines retroussées et de s'enfuir par la porte laissée ouverte. Tout c'était passé si rapidement que les Dragosh n'avaient pas même eus le temps d'esquisser un mouvement.

Et déjà, au loin, une louve hurlait à la lune toute sa peine et sa douleur. Un hurlement qui déchira le silence de la nuit sombre et aurait brisé le cœur de Rose Dragosh si elle avait été là pour l'entendre.