Isÿe, hors d'elle, attrapa son oreiller et le lança à l'autre bout de la salle avec une force impressionnante. Le moelleux objet rebondit contre la commode et fit tomber la vieille photo de famille qu'Isÿe avait un jour posé dans sa chambre. Elle ne se souvenait pas de ce jour. Depuis leur dernier été en famille dans leur maison de campagne à Selenda, Isÿe avait arrêté de se souvenir de la moindre chose concernant sa famille. Ils n'en étaient plus une, maintenant. Un père déchiré par sa séparation avec la femme de sa vie (ou plutôt, l'elfe de sa vie), une mère un peu trop je-m'en-foutisme ou gout de sa fille qui ne vivait plus que pour le travail, l'argent et le plaisir, et une fille devenue paranoïaque, en fin de période d'adolescente mais se disant adulte, encore anéantie par la séparation trop brutale pour elle de ses parents. Plus de souvenirs, plus de bonheur, plus de bons moments. Epoque des balades sur la plage et des baignades de quatre heure terminée. Depuis bien trop longtemps déjà. Tout ça manquait à Isÿe. Maintenant, elle était devenue une machine de guerre. Programmée pour détruire, s’entraîner, protéger, assurer la garde d'un tel ou un tel. Lassant. Oppressant. Isÿe avait besoin de changement. Malheureusement, c'était tout bonnement impossible. Elle ne se plaignait pas. Elle avait vite compris que la pliante était synonyme de faiblesse. Or, ce mot, elle l'avait tout simplement effacé de sa mémoire, de son langage, de son dictionnaire, de sa vie. Ne jamais se montrer faible.

Sa mère l'avait énervé, encore une fois. Et toujours à cause du même sujet. Lui. Et d'ailleurs, pourquoi s'acharnait-elle à la mettre en garde contre cet humain? Ils n'avaient rien fait ensemble, après tout. Isÿe ne savait même pas si elle devait le considérer comme un ami, un allié, une distraction ou un ennemi. Elle ne savait pas où se plaçait. En sa présence, elle souriait bêtement. Mais elle ne s'en rendait pas compte. Elle n'avait jamais appris à aimer, ou du moins, pas de la même manière. Elle essayait de se tenir le plus loin possible de lui, en vain. Il semblait la suivre, constamment. Et ça, sa mère l'avait bien remarqué. Une elfe pouvait-elle ressentir plus que de la compassion ou de l'amitié envers un humain? C'était la principale question que se posait Isÿe. Mais elle ne voulait pas admettre qu'il la rendait complètement folle. Des sentiments cachés à lui. Cachés en elle.

Elle se dirigea vers le terrain d'entrainement des premiers sorceliers. Il était souvent vide à cet heure-ci. Isÿe le connaissait bien pour souvent s'y entraîner, même si elle n'avait pas particulièrement le droit. Sur le chamin, le château vivant de Travia semblait d'humeur plutôt joueuse. Parfois, qu'est-ce que la chose qui servait de conscience au château pouvait l'énerver. Tout particulièrement aujourd'hui. Elle n'avait pas vraiment besoin de ces illusions débiles qui lui faisaient frôler la crise cardiaque à chaque bout de couloir. Le château sembla comprendre, il laissa Isÿe tranquille pour ce début d'après-midi. Elle arriva alors quelques instants plus tard près du terrain d'entrainement des premiers sorceliers. Vide. Ou presque. Une jeune blonde qu'Isÿe connaissait simplement de vue était là, et décapitait (c'était en effet le mot approprier pour décrire ce qu'était en train de faire la fille) des mannequins caoutchouteux que le château vivant lui fournissait. Isÿe ne put s'empêcher d'avoir un sourire en coin. Elle reconnaissait cette expression de visage énervée et en même temps froide, ce style de combat puissant bien qu'un peu grossier, cette rage qu'on pouvait lire sur le visage de l'adolescente. Elle se reconnaissait là. Peut-être que cette fille, tout comme elle, avait eu besoin d'extérioriser sa haine, sa colère, et avait choisi cette méthode qui, selon Isÿe était la plus performante, et la plus bénéfique. Pourquoi faire la fillette et pleurer alors qu'on peut taper sur des trucs inanimés et s'améliorer en même temps? La question ne se posait même pas.

Combien de temps Isÿe resta à observer la jolie blonde? Elle ne savait pas, elle avait perdu la notion du temps. Peut-être dix ou quinze minutes autremondiennes. Surement. Elle lui trouvait de bonnes qualités. Sa force et sa puissante, surtout. Des défauts, aussi. Son coup de point peu précis et sa manière de retirer sa dague du corps de son adversaire. Des petits détails qu'Isÿe pouvait repérer de son œil expert. Deux choix s'offraient à elle : passer son chemin et revenir plus tard ou aider cette jeune fille en détresse. Elle resta immobile encore quelques instants, regardant l'inconnue se recroqueviller sur elle-même dans un coin de la pièce, les main en sang et les tibias en piteux état. Elle pouvait avoir seize ou dix-sept ans. Isÿe ne pouvait pas la laisser comme ça. Doucement, de cette démarche féline bien propre à la jeune elfe, Isÿe s'avança dans la pièce et demanda mentalement au château de lui matérialiser une cible de forme humaine semblable à celles qui se trouvaient maintenant au sol, et qui avaient fais les frais de la colère de la blonde. La prenant par surprise, Isÿe prit la parole. « Tu te bas bien, tu as beaucoup de puissance. Mais tu devrais affiner tes mouvements et faire des coups plus précis. » Et, en guise de démonstration et en moins de temps qu'il faut pour le dire, Isÿe effectua un coup de pied retourné parfait en plein dans la mâchoire du mannequin qui tomba au sol, la tête séparée du corps.