On lui avait toujours murmuré qu'un jour elle saurait enfin qui elle était. Qu'elle ne passerait plus des heures devant un miroir pitoyablement éclairé afin de spéculer sur la personne qui se mouvait derrière ces joues de bébé et ce regard hautain. Un jour, elle finirait par se trouver, c'était certain. Piaë n'aurait jamais deviné qu'elle se sentirait seulement à sa place au moment où elle hurlait dans la brume et qu'elle pourrissait dans l'océan.  Elle n'avait pas prévu de comprendre enfin qui elle aurait pu être, alors qu'elle était mourante. Mais peut-être, qu'au final, c'était mieux comme ça.  

Le psychomage attendait qu'elle parle, stoïque. Après tout, c'était la mode d'être diagnostiquée "psychiatrique". Avec un peu de chance, il lui prescrirait un séjour à smallcountry, et shouttée aux potions anti-dépresseurs, plus personne ne viendrait l'emmerder. Elle mourrait tranquillement d'une overdose de talons hauts et de fond de teint, et personne ne regretterait Piaë Ascovitz, puisque qu'après tout elle était déjà décomposée depuis cinq ans. Personne ne pense aux cadavres. Une ou deux fleurs de temps en temps. Kadiem déposait des belles fleurs, toujours étendues gracieusement sur sa tombe. Admirer sa propre tombe. Piaë était parfois friande de ce pêché mignon morbidement glauque et insoutenable. C'était vrai qu'elle avait beaucoup de choses à raconter. Après tout, elle avait été princesse de meute, mariée,  rêveuse cassée, pirate, cadavre, monstre et idole des fashionistas. Cela méritait bien un livre, se disait-elle. Trésor, marmonna t-elle, avec ce glapissement rauque enterré au fond de sa gorge. Qui veut-tu entendre parler ? La louve, la princesse, l'adolescente rebelle ou la fausse femme qui se traîne à tes pieds ?



Il n'y avait que des gens languissants pour vivre sur l'archipel central de la mer des orages. Qui n'avaient pas peur de vivre soumis aux changements climatiques, au vent marin, à l'iode qui parfumait tout, et surtout, sans porte de transfert. Ce genre personne étaient des genre d'hippies. Plus pacifiques et moins paranos, lorsqu'ils débarquaient sur le continent, leur espérance de vie ne dépassait pas quelques mois. Les enfants de là-bas grandissaient droit et fort, comme des jolies fleurs ou des bourgeoises américaines, au choix. Mais comme dans tous les jolis endroits, certaines fleurs poussent de travers. Assez déviantes pour sentir un murmure sauvage faire fléchir leur doux rire. Assez inclinées pour entendre le vent du sud, le vent d'ailleurs. Piaë Ascovitz faisait partie de ces stupides enfants, qui au lieu de grandir douces et fortes, ont grandi déviantes mais toutes aussi fortes. Ce genre de fille qui voulait mourir debout, faire la guerre pour être en paix, se noyer dans des diamants et envoyer aux limbes tout le monde, du haut de cette montagne glissante de joyaux, de ranceur et de creditmuts qu'elle aurait accumulé. Elle ne serait pas forcément heureuse mais elle serait riche. Cela valait bien l'autre.



Elle aimait tellement l'argent. Une âme de naine plaquée dans cette poupée d'un mètre cinquante. Et un esprit de dragon, tellement elle était volcanique. Ses répliques onctueuses mais acerbes vous brulaient au premier degré. Elle avait changé de nom, changé de caractère. La gamine qui s'était cachée sur le bâteau avec une copine en douce n'était plus. Maintenant, c'était une guerrière, une vraie pirate en robe, calculatrice et malhonnête. L'atout charme, la reine... de pique. Elle n'était pas capitaine, mais tout le monde avait un faible pour elle. C'était la Bonnie de Clyde, la reine des sales coups, des mauvais garçons, l'idole des corsaires en marinière, le parfum de glamour qui persistait après une mise à sac. Pourtant, elle ne payait pas de mine, avec son petit nez rouge constamment martelé par le soleil, ses petit bras potelés, ses joues roses de précieuses et son familier plus nymphomane qu'un bonobo. Mais elle restait Piaë, plus colombe que goéland, pirate sous acide et aux neurones agités par l'attente de la nouvelle collection de "K". Et c'était comme ça.



Elle s'était mariée pour de faux, avec un amiral gay et lycantrophe, sale mélange, vu que les loups-garous étaient plutôt "traditionnels" pour ne pas dire homophobes. Il s'appelait Kadiem, il avait l'air d'un garçon sage, presque effacé. C'était un sale coup, encore. Mais peu importe. Être mariés, cela impliquait quelques avantages : votre famille vous fichait la paix. Ils avaient passé leur lune de miel dans un endroit perdu, avec peu de monde, et beaucoup d'air, beaucoup de place. Afin que personne ne se pose la question fatidique, à savoir, pourquoi ce couple si mal assorti ne se touchait jamais, ne se volait jamais une étreinte, pourquoi ne soupiraient-il jamais ? Piaë se sentait seule et mal-aimée. Kadiem était frustré. Ils avaient passé ces deux semaines à boire pour ne pas voir l'autre et à se promettre de divorcer, parce que c'est tellement lassant d'avoir quelqu'un à aimer.



C'est débile. objecta Kadiem, en plissant son beau museau timide. Piaë fit la moue. C'est monstrueusement malin. T'es juste haineux de pas avoir eu l'idée avant moi, petit chiot. Kadiem n'était pas stupide, mais n'avait pas inventé la bombe NA non plus. Boudeur, il s'éloigna d'elle. Tu disparais. Je disparais. Je suis la méchante pirate, toi le bel amiral. Je t'ai utilisé pour attaquer ton navire. On meurt dans l'explosion, on est des roméo et juliette. On se partage les sous. On disparait. Toi t'iras pécho dans les bars de gays de Madix, moi je ferais c'que j'aurai envie de faire. Comme dans un rêve. Il lui répliqua d'éviter de se tromper de rêve, sait-on jamais.

Peut-être qu'au final, elle avait mal calculé son utopie. Certes, elle avait un véritable trésor sur elle. Mais en profiter vivante, ce serait cool. Parce que là, elle était en train d'étouffer, la langue gorgée de sel et les yeux brûlés par les cendres. Sa plus grande peur était de se retrouver seule dans le noir, et là elle entendait juste un crétin beuglant, et rien d'autre, elle n'entendait même pas le vide. Le pire dans tout ça, était sûrement l'impression de sentir sa cervelle fondre, fondre, et liquéfier ses oreilles, gratter ses globes oculaires, et sentir, sentir, Vaë qui se noyait doucement, et elle-même qui commençait à perdre les pédales dans le noir.

Elle recrachait l'eau, parce qu'au lieu de mourir douloureusement comme l'aurait souhaité; ce petit ouistiti mort dans l'eau, ce grand vide languissant dans sa tête; y'avait cet instinct furieux de vie qui rampait dans ces veines. Toutes ses cellules semblaient crier vis, vis, sous l'emprise de quelque chose d'autre. Un drôle de sourire se déployait devant ses yeux parce qu'elle savait qu'elle ne pourrait pas mourir. Kadiem continuait de lui bouffer les veines, la mordant de plus en plus vite, toujours plus près du coeur, et l'or pesait drôlement lourd dans sa robe.

Kadiem, sale soupilute. T'aurais pu te barrer, me voler mon or, et me laisser mourir. Au lieu de ce réjouissant programme, non seulement tu m'as sauvé la vie, mais en plus tu m'empêches toute option de suicide ou de meurtre pour échapper à l'espèce de pessimisme en boîte que j'ai à la place du coeur depuis que Vaë, enfin bref. Tu mérites qu'on te pende par tes sales droufs de chien enragé.

Un petit mot laissé lâchement et salement dans les chaussures du petit chiot endormi. Piaë ne pouvait supporter de rester avec lui, son calme tranquille, son sourire animal, qui parfois, la réveillait dans son sommeil, tellement il brillait fort, ce pauvre chiot avec son altruisme rutilant et tellement chaleureux qu'il aurait pu faire fondre un glacier en moins de deux, elle ne supportait plus rien. Être seule dans sa tête n'était pas mieux. Il faisait tellement noir là-d'dans et y'avait un drôle de silence enveloppant et étouffant comme une errance enneigé au clair de lune.
Elle s'était rendue malade à force de marcher, sans jamais faiblir parce qu'elle était tellement plus forte et furieuse maintenant. Furieuse, seulement contre elle. Un peu contre Kadiem, aussi. Elle lui souhaita bonne chance avant de penser très fort là où elle voulait aller : loin, très loin.



Allongée par terre, la voix insupportable d'une diva lunaire en fond sonore, la langue sortie, Piaë croquait. Elle imaginait le scandale, les riches poupées glapissantes; une robe qui semblait faite de vapeur, lourde mais pas transparente, qui se rapprochait et flirtait dangereusement avec les courbes du mannequins ( Piaë n'accrochait décidément pas à l'idée que seules des sacs d'os puissent porter ses robes, elle en faisait pour tout le monde. ), et, comble du tout, les pieds nus, le dernier chic parisien avant que paris n'explose en un torrent de luxe et de radioactivité. Piaë sourit. Au loin, la mer rugissait.